top of page

La liberté des uns, la prison des autres


970271-beaucoup-edifices-maisons-construits-beton.jpg

MYLÈNE MOISAN Le Soleil

(Québec) Je me faisais une joie de revoir Jorge (ce n'est pas son vrai nom), on avait habité chez lui cinq nuits, il louait des chambres de sa grande maison au noir. C'était à Cuba, il y a huit ans. Lorsque sa femme partait travailler pour le parti, il déplaçait le radio sur la table. Il captait Radio Marti, en direct de Miami.

Fallait voir ses yeux quand on entendait Bush parler, quand on entendait l'animateur vilipender les politiques castristes, plaider pour la libre entreprise, la libre opinion, la liberté tout court.

Jorge loue aujourd'hui ses chambres au grand jour, je l'ai retrouvé sur Internet. Quand j'ai vu les photos de sa belle maison blanche et jaune, je l'ai reconnue tout de suite, comme la chambre dans laquelle nous avions dormi, rien n'a bougé d'un poil depuis que nous sommes passés.

Une chose, quand même. Jorge n'y habite plus. J'ai demandé à sa femme où il était, elle m'a d'abord répondu «il est en visite aux États-Unis». J'ai demandé depuis quand, elle a hésité un peu. «Depuis un an et demi.» En fait, Jorge habite à Miami, il attend sa «Green Card» pour avoir le droit de travailler.

Ça ne l'empêche pas de travailler au noir, comme des millions d'autres immigrants, comme il faisait à Cuba avant. Il attend d'avoir le droit de travailler, mais surtout, le droit de faire venir sa femme et sa fille. Jorge était tanné d'attendre des changements qui ne venaient pas assez vite à son goût.

Il appelait à la maison un soir sur deux pour raconter sa vie à Miami, qui n'est pas vraiment celle qu'il imaginait lorsqu'il cuisinait ses succulentes omelettes dans sa cuisine, en syntonisant Radio Marti. Il est hébergé chez un membre de la famille, n'a pas les moyens de lui payer un loyer avec sa jobine.

Il est quand même content d'être parti.

Ça m'a rappelé un autre voyage, en 2002, je m'étais retrouvée dans un bled perdu, Cuba Libre, où aucun touriste n'avait mis les pieds avant. J'avais fêté Noël dans une famille, le magnéto crachait du Céline Dion, il y avait l'oncle qui était arrivé de Miami les bras chargés de cadeaux, l'autre qui ne jurait que par Cuba.

Celui-là m'avait prise à part, sur la terrasse en béton devant la petite maison en béton, identique à toutes les autres autour, pour me dire à quel point le pays était «extraordinaire», le mot est de lui. «Tu sais ma fille - il me parlait comme s'il était mon père, il en avait l'âge -, la plus belle chose que nous avons à Cuba, c'est la liberté.» Il s'était mis à courir dans la rue, les bras levés au ciel, en criant. «¡Libertad, libertad, libertad!»

Ce n'est pas parce que je n'ai pas ri que ce n'était pas drôle.

Pas longtemps après, l'autre oncle, celui de Miami, m'avait aussi prise à part, à côté du frigo. «Tu sais ma fille, pourquoi je suis parti de Cuba?» Je m'en doutais, je l'ai laissé me le dire, «libertad». L'homme avait une grosse montre qu'il regardait tout le temps. Il était le seul qui ne dansait pas.

En mathématiques, il y a un concept que j'ai toujours trouvé intéressant, le plus petit dénominateur commun. J'aimais ce genre de résolution de problèmes, prendre deux éléments qui n'ont en apparence rien en commun et trouver quelque chose qui les unit. Pour ces deux oncles, c'est un sentiment, se sentir libre.

Pour des raisons totalement opposées. La liberté de l'un était, en fait, la prison de l'autre.

Ce soir-là, sur la chanson thème de Titanic, j'ai compris que je ne pourrais jamais comprendre ce pays-là. Il faut être Cubain pour ça.

John Baird, notre ministre démissionnaire des Affaires étrangères, ne s'enfarge pas dans ce genre de réflexions. Il était à Boston le jour où je suis revenue de Cuba, il prononçait un discours chez John Kerry, secrétaire d'État américain. Il a dit qu'il était content que Cuba et les États-Unis ne boudent plus chacun dans leur coin.

Ça va jusqu'ici, sachant que le Canada a joué un rôle important dans le rapprochement des deux pays. Tous les Cubains sont au courant. Ils ne sont pas au courant de grand-chose, mais de ça, oui. Baird a dit ça aussi : «Notre pays estime que plus les Américains, les valeurs américaines et le capitalisme américain vont être présents à Cuba, plus le peuple de Cuba sera libre.»

J'ai tout de suite pensé au «mononcle» qui dansait dans la rue. J'ai pensé à son village, Cuba Libre, construit après la révolution, en 1959. Depuis, Cuba Libre, c'est devenu un cocktail fait de rhum et de cola.

Pour réussir un Cuba Libre, le cocktail comme le pays, il faut savoir doser les ingrédients.

Mots-clés :

Ajouts récents
bottom of page