Le dérisoire
LE DEVOIR
Jean-François Nadeau | Actualités en société
Article proposé par Mathieu Mercier
Pour rappeler que la société n’évolue jamais d’un seul tenant, l’ex-felquiste Francis Simard, décédé il y a quelques jours, m’avait raconté l’histoire d’une militante souffrant soudain d’une vaginite en Gaspésie.
Nous sommes en 1969. La jeune femme fréquente un groupe qui se trouve à la Maison du pêcheur à Percé, fantasme communautaire de jeunes révolutionnaires qui souhaitent créer des lieux semblables dans toutes les régions. Une simple vaginite l’accable et lui rend l’existence pénible. Elle est donc conduite tout bonnement chez le médecin du coin. Or ce médecin, plutôt que de s’empresser de la soigner, prend le temps de l’engueuler parce qu’il constate qu’elle n’est pas vierge ! « C’était ça aussi, le Québec », me dira Simard afin de moduler les regards que l’on jette a posteriori sur les élans d’une époque dont on n’arrive plus à voir, à mesure que le temps passe, qu’une image trop lisse.
J’ai songé à cette histoire en lisant, dans La Tribune, un article que le journaliste Luc Larochelle a consacré au cas de Raif Badawi, ce blogueur condamné en Arabie saoudite et dont la famille est réfugiée dans les Cantons de l’Est. Badawi a été condamné, je le rappelle, à dix ans de prison, à mille coups de fouet et à l’équivalent de 300 000 $ d’amende pour ses opinions. Le malheureux a commencé à recevoir ses rations de coups, à raison de cinquante à la fois.
Larochelle souhaitait connaître l’effet d’un pareil châtiment sur la santé d’un individu. Il a demandé un avis à un spécialiste, le Dr Marc Dauphin, médecin de guerre, habitué du pire en Afghanistan et dans d’autres théâtres sanglants. Qu’est-ce qui arrive lorsqu’un homme reçoit cinquante coups de fouet ? Le médecin n’hésite pas : « Le fouet cause des plaies dangereuses. Pauvre homme, ils vont le tuer. » Le journaliste insiste encore un peu pour en avoir le coeur bien net. Vous êtes bien sûr du pire, docteur ? Hélas oui, dit-il.
Après avoir connu une brillante carrière de médecin militaire, le Dr Dauphin est devenu la figure de proue des conservateurs de Stephen Harper dans cette région. Ce brave docteur, qui est aussi l’auteur d’un roman publié chez Libre Expression, n’a pas tardé à sentir qu’il s’était autopeluredebananisé au sujet de Raif Badawi… Docteur, si vous êtes à ce point convaincu qu’un drame cruel se joue pour cet homme, pourquoi n’appelez-vous pas votre chef, qui est aussi premier ministre, afin qu’il fasse enfin pression en faveur de sa libération ?
C’est là où l’affaire devient vraiment intéressante. Le Dr Dauphin ravale pour ainsi dire ses paroles. Il rappelle, quelques heures plus tard le journaliste et lui raconte que, vérification faite, ce n’est pas si grave. « Heureusement, ils n’utilisent pas un fouet de cuir, mais plutôt des baguettes de bambou. Je dis “heureusement”, car ils seraient alors certains de tuer M. Badawi. » Cela reste tout de même une « flagrante atteinte à la dignité humaine », glisse le docteur en douceur. De là à faire pression ?
Les médecins d’hier, comme ceux d’aujourd’hui, charrient un lot de convictions politiques et morales qui n’ont pas de liens évidents avec les vertus humanistes qu’affiche pourtant leur profession. Le médecin étale sa confiture en même temps qu’il administre sa médecine, ce qui permet, depuis bien avant Molière, de voir à travers ces personnages souvent gonflés d’eux-mêmes quelques contradictions dont souffrent les nations.
Il en était de même il y a quelques jours avec les politiciens des quarante-quatre pays qui se sont sentis obligés de marcher à Paris afin d’honorer les morts de Charlie Hebdo et de saluer la vie de la presse. Pour l’Égypte, la Russie, la Turquie, l’Algérie, la Jordanie et les Émirats arabes unis, pour ne nommer que ces pays-là, c’était peut-être en faire un peu trop, sachant qu’ils sont des pourfendeurs multirécidivistes de la liberté d’expression, toujours en queue du tableau de déshonneur dressé par Reporters sans frontières.
Affirmer l’importance de principes et les piétiner par ailleurs dans une marche ou en vue de soutenir une candidature politique, c’est là un trait hélas largement partagé de l’humanité à toutes les époques.